Ismail Al-Faruqi: Porteur des tourments de l’Orient en Occident

Le Dr. Ismail Raji Al-Faruqi est né en 1921 à Jaffa en Palestine. Après la fréquentation de l’école coranique à la mosquée et à la maison sous la supervision de son père, un docte religieux, il poursuit ses études primaires et secondaires chez les Dominicains français, puis obtient une licence en philosophie à l’Université Américaine de Beyrouth en 1941. Sous le mandat britannique, il exerce en tant que gouverneur de la région de  Galilée jusqu’à la création de l’état sioniste. Il rejoint ensuite la résistance pendant une courte période puis émigre aux Etats-Unis où il obtient deux maîtrises en philosophie des religions : en 1949 à l’Université d’Indiana et en 1951 à l’Université de Harvard. En  1952, une thèse intitulée « La théorie du bien : les aspects métaphysiques et épistémologiques des valeurs» lui permet d’obtenir un Doctorat à l’Université d’Indiana.

Après avoir acquis de solides connaissances en philosophie occidentale et en histoire du Christianisme et du Judaïsme pendant ses études en Amérique, Ismail Al-Faruqi ressent le besoin d’approfondir ses connaissances en Islam, sa propre religion. Il part alors en Egypte où il passe quatre ans (1954-1958) à Al-Azhar, où il accumule une solide culture islamique et  revient  en Occident  enseigner à l’université canadienne McGill. Ses recherches à la Faculté de Théologie à McGill  donnent lieu à un valeureux ouvrage « Éthique Chrétienne: une analyse systématique et historique des idées dominantes »[1].

En 1961, Ismail Al-Faruqi part au Pakistan pour contribuer à la mise en place de « L’Institut des Recherches Islamiques » de Karachi. Il revient ensuite en Amérique enseigner à l’Université de Chicago (1963-1964), puis à l’Université de Syracuse (1964-1968). Il s’installe enfin à l’Université de Temple où il passe les dix-huit dernières années de sa vie,  de  1968 à sa mort en martyr en 1986.

L’ambassadeur trahi

Les anciens rois avaient l’habitude de préserver les ambassadeurs qui portaient des messages entre eux ; une coutume politique considérée comme un signe de chevalerie et de bravoure. Cependant, l’ambassadeur de l’Orient Islamique en Occident Chrétien, Ismail Al-Faruqi, fut assassiné par traîtrise et trahison.

Ismail Al-Faruqi a porté en Occident les griefs de l’Orient. Cependant, il fut injustement accueilli par un Occident plus dévoué à Israël qu’à la religion Catholique. En effet, dans la nuit du 18 Ramadan 1406 de l’Hégire (27 Mai 1986), Ismail Al-Faruqi ainsi que son épouse, Dr. Lamya Al-Faruqi – une spécialiste de l’art et l’architecture Islamiques – sont assassinés à coups de couteaux, en raison de leurs positions confirmées pour la  cause palestinienne, en raison de la dénonciation de leur part des racines racistes de l’idéologie sioniste et des efforts inlassables qu’ils ont déployés pour la propagation de l'Islam et de sa culture dans la société américaine. Néanmoins, la pensée d'Ismail Al-Faruqi demeure bien vivante et   constitue une provision pour le chemin épineux qu’il avait tracé, à savoir la parole de vérité face à la tyrannie.

Ismail Al-Faruqi: Le savant encyclopédique

Sa profonde maîtrise de la philosophie, des religions, de l’Histoire et de diverses autres sciences humaines a fait d'Ismail Al-Faruqi l’exemple même du savant musulman encyclopédique. Il maitrisait également les langues arabe, française et anglaise à l’oral comme à l’écrit comme si toutes les trois étaient ses langues maternelles. Dr. Jamal Al-Barzinji avait invité Ismail Al-Faruqi à un dîner chez lui en 1972. Son convive prit la parole pendant une heure devant un parterre d’adeptes de différentes religions. A la fin de son propos, un prêtre leva sa main et fit le commentaire suivant : « Ce que j’ai appris sur le Christianisme pendant cette seule soirée dépasse ce que j’ai pu apprendre durant les trente dernières années de mes études ».

Ismail Al-Faruqi a légué un patrimoine intellectuel exceptionnel, dont vingt-cinq livres et plus d’une centaine de recherches et d’essais académiques. La plupart de ses livres, en version originale anglaise restent encore non traduits. Il s’agit sans nul doute d’une contribution substantielle à la libération de l’esprit musulman et au renouveau de la pensée islamique. Toutefois, certains ont été traduits en arabe, comme « L’Atlas Culturel de l’Islam». Ismail Al-Faruqi a également encadré un grand nombre de savants spécialistes des religions.  Sa contribution innovante peut être résumée en quatre axes : la civilisation islamique, les religions comparées, l’islamisation de la connaissance et le phénomène sioniste.

La civilisation Islamique

Dans le domaine de la civilisation islamique, Ismail Al-Faruqi et son épouse Lamya ont rédigé un ouvrage monumental de grande valeur, intitulé «L’Atlas Culturel de l’Islam[2] ». Un livre «né orphelin de ses deux parents» comme l’indique dans sa préface le Dr. Hicham Attalib, dans la mesure où ses deux auteurs sont morts en martyrs alors qu’il se trouvait encore sous impression. Ce fut donc par la  grâce divine que ce livre a pu paraître et témoigner de leurs efforts et leur résistance. Il contient la quintessence de leur pensée dans une période de maturité et de maîtrise. La préservation de ce livre est une preuve de ce qu’a affirmé Parvez Manzoor lorsqu’il rédigea l’éloge funèbre d’Al-Faruqi : «L’encre du savant est plus puissante que la lame du traître». Cet ouvrage se caractérise par l’ampleur de sa perspective et son extension dans le temps et l’espace. L’étendue de la connaissance accumulée par Al-Faruqi  sur l’Histoire des religions, en particulier le Judaïsme et le Christianisme ainsi que l’expérience profonde acquise par Lamya dans l’art et l’architecture islamiques les amenèrent à exposer la civilisation islamique dans un cadre large qui n’a pas de semblable dans la littérature connue dans ce domaine. Les deux auteurs adoptèrent une approche innovante, à travers laquelle ils ont décrit «le contexte» dans lequel cette civilisation est née, «l’essence» de l’unicité qui est son centre de gravitation, «la forme» dans laquelle elle s’est exprimée et «les manifestations» par lesquelles elle s’est révélée (ce sont là les quatre thèmes du livre).

Les religions comparées

Concernant l'étude comparative des religions, Al-Faruqi rédigea «L’Atlas Historique des Religions du Monde[3]», où il consacre un chapitre à l’Islam. Dans une introduction détaillée à ce chapitre, il expose la grandeur de la religion islamique et sa prépondérance par rapport aux autres religions, ainsi que le fait qu’elle inclue l’ensemble des vertus contenues dans les messages divins précédents tout en se basant sur la raison et la logique. Il publia également «L’Ethique Chrétienne[4]» où il réfute la base théorique et historique de cette religion à travers ses premières sources. Plusieurs prêtres appartenant à l’Université McGill où Al-Faruqi professait pendant la rédaction de ce livre ont essayé d’en interdire la publication, arguant qu’il ébranlait la foi chrétienne dans le cœur de ses lecteurs. Al-Faruqi a publié aussi d’autres livres concernant les religions, comme « L’Islam et les Autres Religions » et  « Le Trialogue Judaïque-Chrétien-Islamique »[5]. Il contribua également à la rédaction du livre « Les grandes religions asiatiques »[6]. Ceci en plus de ses publications consacrées à l’Islam, dont « Tawhid : Ses Implications pour la Pensée et la Vie »[7].

L’islamisation de la connaissance

En matière d’islamisation de la connaissance, Al-Faruqi  a établi les fondements théoriques pour une reformulation islamique des sciences humaines et sociales, afin que ces sciences contribuent  positivement à la culture des musulmans et ne constituent pas un courant torrentiel qui les dépouillerait de leur identité, de leur religion et de leur confiance en soi.

En faisant le diagnostic du mal-être des Musulmans contemporains, il constate que les causes principales résident dans le système intellectuel et éducatif dominant, dans l’absence de motivation forte et d’idées galvanisantes dans leur culture.  Il condamne cette dualité dans le système éducatif entre le religieux traditionnel et le civique contemporain, qui produit des personnalités fragmentées et fragiles qui ne maîtrisent que l’imitation : l’imitation des aïeuls qui ont disparu, ou bien des occidentaux de religion et de culture différentes. Tandis qu’il est nécessaire d’avoir une formation unique qui répande l’esprit islamique à travers l’enseignement de la civilisation islamique dans l’ensemble des universités et des départements quelle que soit leur spécialité. Quant aux étudiants qui se sont spécialisés dans les études islamiques, il est nécessaire qu’ils maîtrisent les sciences humaines modernes afin d’enrichir leurs consciences et bâtir des capacités théoriques qui soient au niveau de la culture intellectuelle contemporaine.

Al-Faruqi a fondé avec le Dr. Abdul Hamid Abu Sulayman l’Institut Mondial de la Pensée Islamique[8] afin qu’il soit un centre de la théorisation et la planification pour la culture composée, nécessaire aux Musulmans actuellement.

Le phénomène sioniste

Al-Faruqi a écrit trois livres qui tentent d’expliquer le phénomène sioniste : « L’Islam et le problème d’Israël »[9], « Les origines du sionisme dans la religion juive »[10] et « Les sectes contemporaines dans la religion juive »[11]. Ses thèses se caractérisent par leur profondeur et leur ouverture d’esprit, même si l’amertume de l’injustice est palpable. Al-Faruqi avait une profonde maîtrise de l’histoire de la religion juive et de l’évolution de la civilisation occidentale. Il situe le sionisme dans ce contexte historique et arrive à la conclusion que les Musulmans ont une mauvaise compréhension de leur plus grand ennemi actuel, Israël, en le considérant comme un simple phénomène colonial occidental ou une simple répétition des croisades, alors qu’il est tout cela et bien plus encore.

Il situe ensuite la naissance d’Israël dans le contexte de trois idées importantes, qui sont : la doctrine de « la transition ontologique du péché »[12] dans le Christianisme, les promesses non tenues de l’ère des Lumières relatives à la réalisation de l’égalité pour les juifs, et la centralité de l’ethnicité dans la religion juive. C’est ainsi que le Juif a arraché ses racines de l’Europe pour les planter en Palestine avec leur poids considérable. Mais, en réalité, cette action est venue tardivement et sa tentative n’est qu’une solution temporaire et désespérée qui ne pourra pas régler le problème juif de façon  définitive. Il s’agit en effet d’un fléau chrétien occidental qui ne pourra pas être résolu sur le compte d’une grande nation qui se présente de nouveau sur le devant de la scène de l’histoire.

Que Dieu accorde Sa miséricorde au martyr Ismail Al-Faruqi… le porteur des tourments de l’Orient en Occident.

 

Par Mohamed El-Moctar El-Shinqiti, Professeur au Centre de Recherche sur la Législation Islamique et l’Éthique (CILE). Traduit de l’Arabe par Zineb Ritab et corrigé par Farouk Chraibi

 

 


 

[1] Christian Ethics: A Systematic and Historical Analysis of Its Dominant Ideas

[2] The Cultural Atlas of Islam

[3] Historical Atlas of the Religions of the World

[4] Christian Ethics: A Systematic and Historical Analysis of Its Dominant Ideas

[5] Trialogue of the Abrahamic Faiths

[6] The Great Asian Religions

[7] Tawhid: Its Implications For Thought And Life

[8] International Institute of Islamic Thought

[9] Islam and the Problem of Israel

[10] Usul al Sahyuniyah fi al Din al Yahudi

[11] Al Milal al Mu’asirah fi al Din al Yahudi

[12] Ontological passage of guilt

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