Logiques Industrielles et production de viande "halal": du fiqh à l'éthique...

Comprendre la problématique

Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la production mondiale de poulet s’est élevée à 83,4 millions de tonnes en 2007. La production industrielle de poulet est en croissance régulière dans le monde depuis le début des années 90. De 1985 à 2005, la production a augmenté de 158 % ! Tous les grands pays producteurs, ainsi que les producteurs émergents ont accru leur production de façon importante : Chine (591 %), Brésil (482 %), États-Unis (147%), Union européenne (73 %). Actuellement, ces quatre pays ou groupes de pays sont les principaux producteurs mondiaux de poulet. Et l’U.E. est le deuxième exportateur mondial après les États-Unis.

Pour saisir les enjeux du Halal, il faut bien comprendre que la problématique de la viande Halal et de son contrôle se pose essentiellement sur la question de la volaille. 2/3 du marché des produits carnés dits « Halal » sont constitués de volailles en Europe. Cette viande est appréciée pour son prix « bon marché » et c’est celle qui est très majoritairement la plus consommée dans le monde. Le monde Arabe et la Chine sont les deux plus grands importateurs mondiaux de volailles.

Mais produire cette viande en masse avec des prix aussi bas a ses conditions. Et il faut visiter l’envers du décor pour le croire. De leur élevage jusqu’à leur mise sous pack, les volailles dans les centres de production industrielles ne sont pas des créatures vivantes, ce ne sont que des « marchandises », de simples protéines sur pattes.

Un élevage Halal ?

C’est le temps qui définit la rentabilité et c’est donc le facteur le plus important dans les élevages industriels. Les bêtes doivent donc occuper le moins d’espace possible et le moins longtemps possible. Dans ces élevages, les poussins de chair sont donc élevés en seulement 41 jours. Les poulets voient leurs muscles se développer tellement vite que leurs pattes et même leur cœur ont du mal à suivre (déformations, fractures…).

Enfermées dans de minuscules cages, leur espace de vie ne dépasse pas la surface d’une feuille A4. Ils peuvent à peine bouger et subissant le stress et de multiples souffrances. Ils développent alors des comportements violents ou s’automutilent. Les industriels préviennent ces comportements anormaux liés à l’excessive promiscuité par la mutilation des bêtes : le débecquage (ablation d’une partie du bec) ou le dégriffage (ou même la coupe des ergots).

Ces concentrations énormes de volailles aux organismes affaiblis sont aussi de potentiels foyers épidémiques. Les systèmes modernes d’élevage sont de véritables incubateurs à virus (listeria monocytogènes, salmonelles, E. coli…). Les antibiotiques sont alors sur-utilisés à titre préventif, curatif, mais aussi comme stimulateurs de croissance.

Le consommateur mange donc une viande à un prix accessible mais de médiocre qualité et qui regorge d’antibiotiques. Cela conduit au développement de souches bactériennes résistantes chez l’animal comme chez celui qui le mange.

L’Abattage industriel traditionnel (non Halal)

Les conditions de l’abattage industriel des volailles sont dans la continuité des conditions inhumaines de leur élevage. Les cadences d’abattage (15 000 poulets par heure) sont telles que les considérations liées au respect animal sont une vaste plaisanterie. L’abattage est automatisé, l’homme et sa « marchandise » doivent alors se soumettre à cette cadence. C’est le règne de la productivité qui permet d’abattre vite et en masse pour la meilleure rentabilité.

Pourtant la directive de l’Union européenne 93/119/CEE a tenté de définir des normes d’abattage. Cette directive est destinée à prévenir « toute excitation, douleur ou souffrance évitable pendant l’acheminement, l’hébergement, l’immobilisation, l’étourdissement, l’abattage et la mise à mort. » Évidemment rien de tout cela n’est respecté.

Cette directive rend aussi obligatoire « d’étourdir les animaux avant leur abattage. » Cela vise à assurer ce qu’on appelle un « abattage humain », c’est à dire la mise à mort de la bête « sans souffrance » (sic !). C’est la raison pour laquelle l’abattage comporte généralement deux phases, d’abord l’étourdissement – officiellement pour rendre l’animal inconscient – puis la mise à mort.

Pour la volaille, l’étourdissement se fait par l’électrocution (appelé électronarcose). Une logique difficile à comprendre : on leur fait subir une lourde décharge électrique pour les assommer afin qu’elles souffrent moins quand… elles seront ensuite égorgées !

La concentration et le gigantisme des abattoirs liés à leur logique industrielle obligent souvent à de longs trajets entre les lieux d’élevage et les lieux d’abattage. Les volailles entassées dans des camions arrivent à l’abattoir stressées ou, pour certaines, déjà mortes dans leurs caisses de transport.

Elles sont ensuite retirées de ces caisses et accrochées par les pattes à un convoyeur (nom de la chaîne d’abattage mécanique). Pendues, la tête en bas, c’est encore une nouvelle étape stressante pour ces volailles qui, en raison, de la croissance accélérée qui leur a été imposée, souffrent souvent de douloureuses malformations des pattes ou de fractures parfois ouvertes.

Les volailles sont ensuite immergées la tête la première et jusqu’à la base des ailes dans un bain d’eau parcouru par un courant électrique suffisamment fort pour les « étourdir ». Mais en fait, les effets de ces chocs électriques sont très aléatoires : parfois, effectivement, ils assomment la bête, mais pour celles qui sont les plus affaiblies cela les tue et pour d’autres cela ne les assomme même pas.

La chaîne mécanique emporte ensuite les volailles vers une section où leur cou sera tranché, soit par un dispositif automatique (le disque) soit manuellement, par des employés de l’abattoir. Mais pour les quelques bêtes qui n’ont pas été réellement assommées par l’électrocution, elles arrivent en se débattant devant le disque qui parfois leur taillade la poitrine au lieu de leur trancher le cou. Et c’est parfois encore en vie que les volailles passent ensuite dans un bain d’eau bouillant (pour permettre de leur ôter mécaniquement les plumes).

En 2004, le Groupe scientifique sur la santé et le bien-être des animaux de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a émis un avis sur ces conditions d’abattage en milieu industriel et sur l’électronarcose en particulier. Selon le rapport de l’EFSA, cette pendaison par les pattes au moyen d’entraves métalliques dans les chaînes d’abattage automatisées :

« est une posture physiologiquement anormale pour les volailles et la compression des os des métatarses par les entraves métalliques est extrêmement douloureuse. »

Par ailleurs, l’EFSA précise que la douleur et la panique dues à cette position inversée sont la raison pour laquelle la majorité des volailles s’agitent et qu’un nombre important d’entre elles risquent de se briser les ailes. Le rapport explique que :

« les chocs précédant l’étourdissement peuvent provoquer des battements d’ailes, si bien que l’oiseau risque d’échapper complètement ou partiellement au bain d’eau électrifié. L’étourdissement est alors totalement inefficace et inadéquat. »

Un abattage industriel Halal ?

La législation relative à la protection des animaux, dans les pays de l’Union européenne comporte des exemptions pour les animaux dont la viande est destinée aux communautés juives et musulmanes. Dans le cadre de l’abattage rituel, les animaux ne sont pas dans l’obligation d’être « étourdis » avant d’être abattus.

L’abattage « Halal » avec électronarcose n’est pas Halal.

Mais en fait les conditions industrielles et leurs cadences effrénées rendent très difficile d’autres alternatives à l’électrocution des volailles avant l’abattage rituel. La plupart des acteurs musulmans du Halal préfèrent s’adapter à ces contraintes et ils se limitent à demander aux industriels de diminuer le voltage en espérant qu’aucune bête ne soit morte électrocutée avant qu’elle ne soit égorgée.

Mais, nous l’avons vu, les volailles qui ne sont pas (ou peu) « étourdies » se débattent tellement qu’elles brisent leurs ailes et celles de leurs congénères, tout en communiquant leur stress à toute la chaîne qui doit alors être ralentie. Si la saignée est manuelle (sans disque), l’affolement des bêtes compliquent encore le travail des sacrificateurs. Pour l’industriel, tous ces aléas (ailes brisées invendables, chaine ralentie) sont des pertes sèches.

Aujourd’hui, les gérants de ces sites, soucieux de préserver leur rentabilité, n’hésitent donc plus à augmenter le voltage des bains électrifiés afin d’être certain que la volaille ne s’agitera plus avant, pendant et après la mise à mort. Et évidemment, une très grande partie des bêtes succombent à cette électrocution.

Ainsi, ce qui était destiné à seulement « étourdir » devient une manière de tuer l’animal. L’abattage rituel qui le suit n’a donc plus aucun sens. On dit « étourdissement » ou « assommage » pour ne pas dire « abattage industriel » qui n’est ni juridiquement (fiqh) Halal ni éthiquement (akhlâq) acceptable.

De plus, même en abaissant les paramètres, il existe toujours un risque important de mort des volailles suite à l’électronarcose, du fait de leur grande fragilité et des conditions très stressantes auxquelles elles sont soumises. Dans ces conditions, la quasi totalité des conseils de savants musulmans ont déclaré que l’électronarcose avant l’abattage rituel ne pouvait pas être acceptée :

• Le Conseil Européen de la Fatwa :

« Et après l’exposition des méthodes d’abattage utilisées, et en prenant en compte les transgressions multiples des règles religieuses qui provoquent la mort d’un nombre non négligeable d’animaux (suite à l’étourdissement), surtout les volailles, le Conseil a convenu qu’il n’est pas permis de consommer la viande des volailles… »

• Le Conseil islamique du Fiqh, qui dépend du Congrès Islamique Mondial :

« Il est interdit d’utiliser l’électronarcose pré-mortem pour la volaille, car l’expérience a montré qu’elle provoque la mort le plus souvent des cas. »

• Le Comité permanent de la recherche scientifique et de la consultation (Arabie Saoudite) :

« Il est interdit de frapper l’animal sur la tête à l’aide d’un marteau ou d’un pistolet ou de pratiquer l’électronarcose ou de lui faire inhaler du CO2. »

• L’Union des savants de la recherche islamique (Égypte) :

« a refusé d’accéder à la demande d’associations internationales de protection animale qui souhaitaient que le Conseil accepte l’utilisation de l’électronarcose. »

L’abattage Halal sans électronarcose n’est pas assez « rentable ».

Malgré cela, des organismes de contrôle musulmans en Europe, comme AVS , qui refusent dans leur cahier des charges cette électronarcose sont extrêmement rares. Il faut savoir qu’un abattage sans électronarcose ne permet d’abattre que 4 000 poulets/heure, avec la présence obligatoire de trois sacrificateurs qui abattent manuellement.

En utilisant l’électronarcose, le chiffre passe à 15 000 poulets/heure ! Et le disque (abattage mécanique) permet de se passer des sacrificateurs !

Si le souci premier est le profit, s’imposer un abattage rituel sans électronarcose est donc un choix difficile. Les enjeux financiers sont énormes pour les industriels. C’est la raison pour laquelle, beaucoup parmi eux préfèrent être certifiés par des organismes de contrôle de la communauté musulmane européenne qui sont beaucoup plus… « souples », ceux qui n’hésitent pas à permettre cette électronarcose alors que les Savants musulmans l’interdisent.

AVS a tout de même mis en place une électronarcose mais uniquement après l’abattage rituel, et cela pour éviter les désagréments causés par la volaille qui s’agiterait trop durant son agonie. C’était un compromis qui pouvait satisfaire les deux partis, les contrôleurs et les industriels.

Mais après avoir interrogé des Savants musulmans, certains ont justement fait remarquer qu’il n’était pas acceptable de ne pas laisser la bête agoniser en paix. On ne pouvait pas faire souffrir un animal qui vient d’être abattu rituellement en l’électrocutant de nouveau. Préférant ne pas s’engager sur un chemin douteux, cet organisme de contrôle ne désire plus pratiquer cette électrocution après abattage rituel. Pour les gérants des sites, ces multiples contraintes qu’impose le rite musulman deviennent de moins en moins supportables.

Une commercialisation compatible au Halal ?

Après les conditions d’élevage et après les méthodes d’abattage, on peut se poser aussi des questions sur les circuits de la commercialisation de la viande dite « Halal » dans les pays occidentaux et dans certaines grandes capitales des pays du Sud. En particulier pour les hypermarchés qui posent aussi leurs propres conditions.

Lorsqu’on décide de collaborer avec la grande distribution, le producteur est soumis à de multiples contraintes. Et la première d’entre elles est l’obligation de fournir toutes les quantités commandées sous peine de se trouver, contractuellement, dans l’obligation de payer de lourdes pénalités financières.

Si un abattoir, suite aux multiples contraintes du rite musulman, décide brusquement d’abattre sous électronarcose (ce qui arrive très souvent), le distributeur industriel de produits Halal n’a plus que deux possibilités :

– Rompre avec cet abattoir tout en supportant le fait de ne plus pouvoir fournir les grandes surfaces, au moins temporairement. C’est le choix de la fidélité et de la transparence vis-à-vis de tous les consommateurs musulmans qui lui ont fait confiance. Mais ce distributeur de produits Halal perdra le marché de la grande distribution.

– Ou alors poursuivre sa production et prendre le risque de pratiquer l’électronarcose que lui impose cet abattoir ; en espérant que ses clients musulmans (locaux et à l’exportation) dupés, lui resteront fidèles. C’est le choix de l’argent, d’abord.

Pour les exportateurs et distributeurs de viande Halal qui ne sont que dans une logique purement commerciale, le choix est vite fait. Les grandes surfaces imposent leur cadre et il n’était pas question de perdre sa crédibilité commerciale face à ceux qui détiennent le monopole de la grande distribution. Il est beaucoup plus profitable de se soumettre aux conditions de l’abattage industriel même si les prescriptions religieuses ne sont plus respectées. Il suffira simplement de dénicher un autre organisme de contrôle musulman moins scrupuleux et qui accepte l’électronarcose.

Car seule l’électronarcose est compatible avec cet abattage industriel de masse issu d’un élevage industriel de masse, destinée aux grands marchés à l’exportation et à la grande distribution de masse, pour une surconsommation de masse. Car une viande bon marché avec une faible marge reste encore profitable qu’à la seule condition qu’elle soit vendue en très grande quantité, même aux dépens de la santé des consommateurs ou du bien-être animal.

C’est la raison profonde pour laquelle on ne pourra jamais dissocier la question de l’abattage Halal de ces deux problématiques :

– en amont, des conditions de l’élevage industriel incompatible avec l’éthique islamique,

– et plus en aval, du cadre trop contraignant de la grande distribution qui impose sa manière de consommer.

L’instrumentalisation politique de la question du « Halal » en Occident

La production et la commercialisation des viandes resteront toujours quelque chose de très particulier pour les musulmans car il s’agit d’êtres vivants. Et on ne peut pas traiter une créature sensible comme une simple marchandise même si on en fait commerce. C’est pourquoi le culte musulman réglemente l’abattage et la consommation des viandes de manière très pointilleuse. Et il n’est évidemment pas question pour un musulman de soumettre son cadre juridique (fiqh) et éthique (akhlâq) aux impératifs industriels et commerciales. Les musulmans, au nom de leur foi, ne peuvent que dénoncer les conditions d’élevage, la maltraitance animale généralisée dans les abattoirs comme la surconsommation des viandes et son impact écologique.

Mais il faut aussi dénoncer ceux qui, en Occident, s’emploient à mettre à l’index l’abattage rituel sous le prétexte fallacieux que saigner un animal le ferait plus souffrir que l’électrocuter ou lui défoncer la boite crânienne (comme ils le font pour « assommer » les bovins).

Une directive européenne rend l’abattage rituel avec électronarcose harâm.

Depuis le 1er janvier 2013, pour tous les abattoirs qui appliquent l’électronarcose, la nouvelle règlementation européenne N° 1099/2009/CEE impose un voltage très élevé. Ils appellent cela un « étourdissement préalable par électronarcose », mais ce prétendu « étourdissement » ou « assommage » n’étourdit pas et n’assomme pas. Il tue. L’objectif est donc bien de s’assurer que cette électrocution tuera la bête avant qu’elle soit saignée.

Cela veut tout simplement dire que toute la volaille abattue dans toute l’Union européenne avec électronarcose ne peut plus être considéré comme Halal, avec, cette fois-ci, l’unanimité de tous les Savants musulmans.

Et les abattoirs qui décideront de contrevenir à la directive européenne en diminuant le voltage des bains électrifiés (comme le pratiquent certains organismes de contrôle musulman) se trouveront alors dans l’illégalité.

Une directive nationale rend l’abattage rituel sans électronarcose plus difficile à réaliser.

Une directive nationale du 28 décembre 2011 (entré en application le 8 mars 2012) limite le nombre d’abattoirs autorisés à effectuer un abattage rituel. Il oblige aussi tous les sites qui effectueront de l’abattage rituel sans électronarcose à utiliser des appareils de contention pour immobiliser les volailles. Cela oblige les abattoirs à s’équiper et cela a évidemment un coût. On voit mal ces industriels s’engager dans ces dépenses. Ils feront donc tout pour faire plier les acteurs du marché du Halal afin qu’ils acceptent leurs conditions de production avec électronarcose.

Faire disparaitre l’abattage « Halal ».

C’est donc l’abattage rituel musulman qu’ils veulent faire disparaître, à terme. C’est le non-dit de toutes ces directives européennes et nationales. En fait, nous sommes dans la continuité de toutes ces autres lois discriminatoires, spécifiquement orientées contre la communauté musulmane (affaire du foulard islamique, des minarets…).

Hypocritement, ils invoquent la supposée maltraitance animale, qu’eux-mêmes ne respectent pas. Et en fait, ils ne font qu’obéir aux lobbies industriels qui lorgnent vers ce marché à l’exportation du Halal qu’ils voudraient soumettre à l’unique critère de la rentabilité.

Ce type de directives, européennes ou nationales, va donc encore stigmatiser une communauté tout en manipulant les esprits, à travers un double discours :

– d’un côté, les grands médias occidentauxavec la complicité d’islamophobes notoires, occupent l’opinion publique en parlant de maltraitance dont serait responsable l’abattage Halal. On détourne ainsi les esprits des horreurs que constitue le quotidien de tous les centres industriels de production de masse des viandes, de l’élevage à l’abattage. Il n’y a rien de nouveau dans cette manière d’agir des politiques et de leurs relais médiatiques ; on manipule la question de l’Islam pour éviter d’aborder les vraies questions.

– d’un autre côté, les acteurs économiques de ce marché (y compris les industriels musulmans), avec le soutien des institutions politiques nationales et européennes, sont en train d’œuvrer dans l’ombre. Profitant du manque d’information dans la communauté et de l’opacité de ce marché, ils tentent de soumettre les règles de l’abattage rituel aux seules logiques de la productivité et du profit.

À terme, ce ne sera que la présence du tampon de telle ou telle grande mosquée du pays ayant les faveurs d’un État complice qui spécifiera le caractère dit « Halal » d’un produit carné. Le respect des règles religieuses et la prise en compte des impératifs de l’éthique islamique seront encore plus négligés qu’ils ne le sont actuellement. Nous aurons un marché du Halal peut-être mieux structuré mais sous les seuls critères de la rentabilité comme le reste de l’économie agro-alimentaire mondiale. Ni éthique, ni référence réelle à une norme religieuse quelle qu’elle soit, que l’argent et le bénéfice.

C’est l’Islam des étiquettes sans éthique, sans foi ni loi, au service du marché et des intérêts de quelques-uns. On préserve l’apparence du tampon Halal, tout en lui retirant tout le sens de sa présence, toute l’essence du message qu’il devrait véhiculer.

Il est vrai que nous ne pouvons pas continuer à accepter cette situation ni nous contenter de nous y adapter. À partir de ce qui a été dit, nous pouvons déjà tirer ces quelques enseignements de base qui peuvent nous aider dans notre volonté à changer progressivement cette réalité :

– 1/ La production de viandes Halal dans des grosses unités d’élevage ou d’abattage n’est pas réalisable. Élever et abattre autant de bêtes en respectant à la fois notre éthique et nos règles islamiques, tout en répondant à leurs critères de rentabilité, est du domaine de l’impossible. En Islam, avant d’être un morceau de viande et une marchandise à valoriser, un animal est d’abord une créature de Dieu douée d’une sensibilité que nous devons respecter.

– 2/ La commercialisation des produits Halal à travers les enseignes de la grande distribution ou des grandes multinationales du commerce de la viande pose question. Les grandes surfaces, du fait de leur position dominante, sont un véritable problème pour tout producteur qui voudrait garder son indépendance dans l’élaboration de son produit. Les grandes surfaces au niveau local (et les multinationales au niveau international) imposent déjà des prix bas avec de faibles marges qui découragent toutes les initiatives locales de production de proximité. Et nous avons vu que le fait de transformer la viande en un produit bon marché de grande consommation, n’est pas compatible à une production avec des cadences beaucoup plus lentes permettant à la fois le « bien-être » animal et le respect des règles islamiques. Les grandes surfaces et les multinationales imposent aussi un flux important et tendu qui n’est possible qu’à travers une production industrielle de masse, elle-même difficilement compatible avec les critères du rite musulman.

Aujourd’hui, certaines grandes enseignes, profitant de leur situation commerciale hégémonique, essaient même de produire sous leur propre certification Halal sans qu’elles jugent nécessaire la présence d’un organisme de contrôle musulman. On en arrive à cette situation aberrante où ils pensent pouvoir tout se permettre. À terme, le monopole de grandes surfaces est incompatible avec la notion d’un contrôle indépendant du Halal.

– 3/ La gestion de la question du Halal par les seules institutions politiques (État, Europe) est à reconsidérer. Il existe différentes commissions (nationales ou européennes) où on discute de la question du Halal pour le marché musulman européen et pour l’exportation. Les rares voix musulmanes qui y sont présentes sont rarement entendues, ni d’ailleurs les autres acteurs de la société civile, ni même les représentants politiques qui, souvent, ne maîtrisent que superficiellement la question. En fait, ce sont finalement les lobbies industriels du marché agro-alimentaire qui imposent aux politiques leurs visions.

Dans ce contexte, où les acteurs politiques ne sont que les exécutants d’intérêts privés, il faut établir des contre-pouvoirs efficaces et donner une place décisive aux acteurs de la société civile, en particulier les organisations de défense de la protection animale, les associations de consommateurs musulmans, les organismes indépendants de contrôle, etc.

La question fondamentale du fiqh et de l’éthique

Cette problématique du Halal nous amène aussi à une réflexion qui est beaucoup plus large. C’est impressionnant de se rendre compte comment la question apparemment anodine de la consommation de la viande Halal peut nous amener à la question de notre rapport à l’Islam et à ses Textes.

En effet, dans le cadre de nos activités, nous avons souvent été amenés à alerter tous les acteurs musulmans de la chaîne du Halal (du producteur au consommateur, en passant par les organismes de contrôle et les importateurs) sur le fait que nous devons tenir compte des considérations éthiques dans notre manière de produire et de consommer les viandes.

Souvent, nombre de ces acteurs, exaspérés par un marché totalement anarchique, considéraient que l’importance était d’être conforme aux règles très techniques du fiqh pour avoir une viande réellement Halal et disponible pour toute la communauté. C’était effectivement l’urgence mais était-ce le plus important ?

Le respect des règles éthiques (maltraitance animale, surconsommation…) était considéré comme un luxe, peut être légitime, mais pas le plus important dans notre contexte d’un marché aussi désorganisé. Pourtant si on se réfère à nos valeurs islamiques, c’est essentiel ; même si on peut tout à fait comprendre que ce ne soit pas une urgence dans certaines situations.

Comme souvent, on confondait ce qui était légitimement urgent et ce qui était islamiquement important. Et la dictature de l’urgence, nous fait oublier le sens des règles juridiques (fiqh) qui ne sont là que pour exprimer et encadrer notre éthique.

Il ne faut donc pas opposer le respect des règles (le fiqh) et le cadre de l’éthique (akhlaq). Toutes les deux islamiques, elles sont toutes les deux essentielles. Et si on tente de les dissocier ou de délaisser l’une au profit de l’autre, c’est finalement pour les trahir toutes les deux.

Pour conclure, cette question très spécifique de la consommation des viandes doit nous obliger à nous interroger et à nous poser ces questions cruciales d’ordres générales :

– La question philosophique : Peut-on considérer les animaux, ces êtres vivants doués d’une sensibilité comme une marchandise comme une autre ? N’ont-ils pas aussi des droits comme les Hommes peuvent en avoir ?

– La question économique : Quand il s’agit de la manipulation et la commercialisation d’êtres vivants, la seule logique du profit doit-elle prédominer ? Ne doit-on pas poser des limites, au nom de notre humanité et/ou de notre foi ?

– La question de la justice sociale : La surconsommation des viandes dans les pays occidentaux mais aussi dans certaines grandes capitales musulmanes du Sud sont en grande partie responsables du prix trop élevé des céréales sur le marché mondial et donc de la sous-alimentation dans le monde. Car s’il faut de plus en plus de bétail pour la consommation humaine, il faut également cultiver de plus en plus de végétaux pour nourrir ce bétail, et donc de plus en plus d’eau, de terres arables et d’engrais pour faire pousser ces végétaux. Il faut savoir que la grande majorité de terres cultivées en France sont destinés à produire des aliments pour bétail.

– La question sanitaire : Cette surconsommation est entrain de rendre malade les populations du Nord (obésité, cancer du côlon, surinfection à l’E. Coli) tout en affamant les plus pauvres dans de nombreux pays du Sud.

– La question écologique : La déforestation de l’Amazonie en particulier, véritable poumon de la planète, se fait dans le seul objectif d’accaparer de nouvelles terres pour cultiver des céréales destinées au bétail. Et la concentration de centaines de milliers de bovins en élevage extensif cause plus de dégâts sur la couche d’ozone que la circulation automobile.

Que faire ?

Devant cette situation, il est possible d’agir et de prendre nos responsabilités, individuellement et collectivement, qu’on soit acteur du Halal ou simple consommateur :

– 1/ Tout d’abord, il faut prendre conscience qu’il ne faut jamais opposer le strict respect des règles islamiques de l’abattage à notre vision éthique qui dépasse largement la question de l’abattage. Cela veut dire, que devant Dieu et seulement pour Lui, il faut refuser toutes les viandes abattues avec électronarcose. Ce n’est pas un détail. Mais cela veut dire aussi qu’il faut privilégier les produits fermiers ou bios, plus sains et plus respectueux des animaux. Ce n’est pas non plus un détail.

– 2/ Il faut ensuite prendre conscience qu’il faut consommer moins… de viandes, mêmes Halal. Respecter l’esprit du Halal dans notre contexte, c’est diminuer très significativement sa consommation. Si toute la communauté musulmane de France, par exemple, ne devait consommer que de la viande « techniquement » Halal (et on en est encore très loin), ce serait de toute manière impossible de produire une telle quantité de viande Halal sans entasser les animaux, les adapter de force par des mutilations et à des conditions de vie insupportables.

– 3/ Au niveau plus collectif, il faut s’organiser en tant que consommateur musulman (et/ou importateur) et établir un véritable rapport de force face à ces logiques du profit. Il faut faire respecter notre rituel islamique face aux institutions politiques des pays producteurs et exportateurs trop soumises aux logiques industrielles.

– 4/ Au niveau local, il faut encourager et multiplier tous les projets locaux de proximité, avec des musulmans ou non, qui privilégient les circuits courts de distribution. Il faut aider et promouvoir les unités d’élevage ou d’abattage à taille humaine, afin de produire et consommer responsables… et donc halâl.

 

Et Seul Dieu est Connaisseur de toute chose.

Yamin Makri

 


 

[1]. http ://europa. eu/eur-lex/en/consleg/pdf/1993/en_1993L0119_do_001. pdf

[2]. Conseil Européen de la Fatwa et de la recherche, fatwa n° 29, Cologne du 19 au 22 Mai 1999.

[3]. Conseil Islamique du Fiqh, OCI -décision n° 95/103.

[4]. Consultation n° 235- 47 du 22/04/1427 H et consultation 24820 en date 09/06/1431 H.

[5]. http://www.raya.com/site/topics/article.asp?cu_no=2&item_no=389327&version=1&parent_id=54&template_id=55

[6]. AVS est aujourd’hui l’organisme de contrôle le plus crédible en Europe. Voir : http://www.halal-avs.com/

[7]. http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:303:0001:0030:FR:PDF

[8]. http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Decret_du_28_dec_2011_cle4afe47.pdf

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