Le Centre de Recherche sur la Législation Islamique et l’Ethique (CILE), membre de la Faculté d’Etudes Islamiques du Qatar (QFIS), Université Hamad Bin Khalifa (HBKU), a organisé un séminaire intitulé « Ethique islamique et psychologie » du samedi 22 au lundi 24 novembre 2014.
Le séminaire avait pour objet de traiter des questions suivantes :
1) Comment évaluer les principales approches de la compréhension de la nature de l’être humain dans la psychologie contemporaine et dans le patrimoine islamique ?
a) Quelles sont les limites de la responsabilité morale des actions humaines, du point de vue de la psychologie contemporaine et de celui du patrimoine islamique ?
b) Quel est le rôle de l’invisible en psychanalyse et en psychothérapie ?
c) Quelle est la portée de la recherche sur les objectifs de la psychologie et sur les objectifs de la sharia dans la formulation d’une nouvelle approche de la psychologie ?
2) Quelle est la place de la visée éthique dans la psychologie contemporaine et ses applications ?
a) Quels sont les principaux dilemmes éthiques auxquels le psychothérapeute et le client sont confrontés ?
b) Quelles sont les conditions éthiques à l’emploi des techniques d’influence psychologique sur les individus et sur les groupes ?
c) La religion a-t-elle un rôle à jouer dans la santé mentale et la psychothérapie ?
Pour étudier ces questions, le séminaire a bénéficié de la présence de : Docteur Rasjid Skinner, Professeur de Psychologie clinique à l’Université de Karachi et Consultant en Psychologie clinique auprès des Hôpitaux universitaires de Bradford ; Docteur Mamoun Mobayed, Psychiatre Consultant et Directeur du Département des Programmes à la Fondation du Qatar pour la Protection et la Réhabilitation sociales ; Docteur Colleen Ward, Centre de Recherche interculturelle appliquée, Université de Victoria, Wellington, Nouvelle-Zélande ; Shaykh Docteur Mohamed Naim Yasin, Professeur de Fiqh comparé et de Politique islamique aux Universités de Qatar, de Koweït et de Jordanie ; Docteur Malik Badri, Professeur de Psychologie, Psychologue agréé membre de la Société britannique de Psychologie et titulaire de la prestigieuse Chaire Ibn Khaldun à la Faculté de Connaissance révélée islamique et de Sciences humaines de Malaisie ; Shaykh Docteur Noureddine El-Khademi, Professeur de Sharia, ancien Ministre des Affaires religieuses de Tunisie et membre du Conseil d’Administration de l’Union internationale des Savants musulmans ; Docteur Saâd Dine El Otmani, Psychiatre et ancien Ministre des Affaires étrangères du Maroc ; Docteur Rabia Malik, Consultante en Psychothérapie systémique au Centre Tavistock de Londres et chercheure sur la construction sociale de la maladie mentale.
Le séminaire était modéré par le Shaykh Yasir Mohamed Fazaga, Directeur religieux de la Société islamique d’Orange County, Californie du Sud (Etats-Unis). Parmi les participants figuraient également le Professeur Tariq Ramadan, directeur du CILE, Chauki Lazhar, directeur-adjoint du CILE, et des membres de l’équipe du CILE à Doha.
La première journée a commencé par le discours de bienvenue du Docteur Tariq Ramadan, directeur du CILE, puis du Shaykh Chauki Lazhar qui a rappelé à l’assistance la mission et la vision du CILE.
La première communication a été celle du Docteur Skinner qui a traité de ce qui différencie la psychologie islamique de la psychologie occidentale. Il a surtout mis l’accent sur la reconnaissance par l’islam de la fitra (nature innée) de l’être humain et sur le fait que le patrimoine islamique représente une approche de la compréhension de la nature humaine basée sur la fitra. Il a défini la fitra comme étant : « La prédisposition naturelle de l’être humain à chercher à rétablir son lien primordial avec Dieu, par nostalgie de sa connaissance originelle et de sa conscience de la réalité divine. »
Le Docteur Skinner a également mis en évidence les limites de la psychologie occidentale, par opposition au caractère holistique de la vision islamique. Le patrimoine islamique reconnaît les dynamiques internes du Qalb, du Ruh et du Nafs chez l’être humain, ce que la psychologie occidentale se refuse à aborder.
Le Shaykh Dr. Mohamed Naim Yasin a commenté la communication du Docteur Skinner, partageant sa position sur le fait que l’approche islamique de la compréhension de l’être humain est basée sur la fitra.
Le Shaykh Dr. Yasin a proposé une définition complémentaire de la fitra donnée par Ibn Attia : la prédisposition qui permet au nourrisson de connaître son Seigneur.
Le Shaykh Dr. Yasin a avancé que si l’homme possède la capacité de comprendre et le pouvoir d’agir, alors au regard de la sharia l’homme est responsable de ses actes.
Le Docteur Malik Badri a prononcé la seconde communication de la journée. Le Docteur Badri a commencé par déclarer que « La nature humaine est au cœur des visions du monde » et que « l’on ne saurait réellement comprendre la vision occidentale de l’être humain sans en comprendre le contexte historique ». Les atrocités commises par l’Eglise ont en effet détourné les gens de la religion, les poussant à rechercher dans la science les réponses à leurs questions. Le nouveau Dieu était la science. Alors que la religion avait présenté l’être humain comme un « pécheur » par nature, les nouvelles sciences affirmaient que l’homme n’avait pas de nature, n’étant ni bon ni mauvais.
Outre cette réaction à l’Eglise, le monde occidental a également subi l’influence des travaux de Darwin et de Freud. Cela a donné lieu aux quatre conceptions suivantes :
L’homme est seul (il n’y a pas de Dieu)
L’homme n’a pas de nature propre (il n’est ni bon ni mauvais)
L’homme est un animal intelligent (pas de culpabilité)
L’homme est dieu (c’est lui qui définit les principes éthiques).
L’intervention du Docteur Badri a été commentée par le Docteur C. Ward qui a reconnu l’existence d’une « incompatibilité de fond entre les visions occidentale et islamique du monde » et le fait que « l’acceptation par l’Occident de l’humanisme laïque est à la base de ce conflit et doit se comprendre dans son contexte historique ». Selon le Docteur Ward, les musulmans doivent y contribuer. Elle a souligné que plus de 80% des psychologues viennent d’Amérique : on ne peut que constater l’impact de la culture américaine et son influence dans le domaine de la psychologie. Le Docteur Ward a affirmé que les musulmans devraient, comme les Sud-Américains, élaborer leur propre conception de la psychologie en phase avec leurs croyances ; autrement dit, une psychologie des musulmans par les musulmans pour les musulmans.
Après les deux communications, un débat très riche s’est engagé. La notion de fitra et sa signification exacte ont d’abord été longuement discutées. Aux questions liées à la fitra sont venues s’ajouter des questions telles que : que signifie la psychologie islamique ? De quoi se préoccupe-t-elle ? Quelles peuvent être les conséquences de telles distinctions entre psychologie occidentale et psychologie islamique ?
La seconde journée a également été l’occasion de communications importantes et de débats passionnants. La journée a porté essentiellement sur l’éthique et la psychologie contemporaine ainsi que sur les dilemmes auxquels les psychologues musulmans sont confrontés.
Le premier intervenant a été le Docteur Mamoun Mobayed, qui a souligné deux faits importants. D’une part, l’homme est un être complexe, doté de multiples dimensions et difficile à comprendre. D’autre part, la psychologie est une science et doit être considérée et jugée comme telle et non pas comme de simples opinions. Le Docteur Mobayed a ensuite énuméré un certain nombre de principes éthiques et juridiques partagés par les praticiens musulmans et non-musulmans. Ces principes éthiques comprennent, de façon non limitative : la confidentialité, la non nuisance, l’utilité de la pratique, la justice, le bien-être du patient et la promotion de l’indépendance. Le Docteur Mobayed a souligné la nécessité d’une formation continue pour tous les praticiens, afin qu’ils se tiennent au fait des avancées de la recherche et des nouveautés dans leur domaine. Le Docteur Mobayed a insisté que continuer à s’améliorer dans son domaine est un devoir moral pour le praticien musulman.
La communication du Docteur Mobayed a été commentée par le Docteur S. Otmani, qui a apprécié la rigueur de l’analyse du Docteur Mobayed. Le Docteur Otmani a souligné que la religion a un rôle à jouer dans la santé mentale, ajoutant qu’il existe de nombreuses confusions dues à une compréhension erronée de la religion en ce qui concerne la santé mentale et l’islam. La santé mentale n’est pas liée à un manque de foi, mais « les maladies mentales sont, comme les maladies physiques, de nature objective : elles sont liées à des causes, des interactions et des facteurs qui peuvent être divers et interconnectés » ; de ce fait, il serait « faux » de suggérer que la foi empêche la maladie mentale au sens médical.
La seconde communication de la journée a été celle du Docteur Rabia Malik. Celle-ci a commencé par définir le but de la psychothérapie comme étant de « permettre à l’individu de mieux se prendre en charge de manière autonome pour réaliser son potentiel ». En œuvrant à ce but, le praticien musulman doit respecter certains principes éthiques et juridiques : la compétence, la promotion du bien-être, une relation de confiance avec le client, le respect des droits et de la dignité des personnes et la confidentialité.
Le Docteur Malik a souligné que la psychologie occidentale est « réductionniste et fondée sur les règles ». De plus, elle « sépare les dimensions personnelle et professionnelle ». Selon le Docteur Malik, le patrimoine islamique doit « éveiller les consciences ».
La communication du Docteur Malik a été commentée par le Shaykh N. El-Khademi, qui a pu se référer à sa spécialité des maqasid ash-shari`a (Objectifs supérieurs de la sharia) pour développer la question de la psychologie islamique. Il a montré que l’éthique islamique se base sur des concepts reconnaissant à l’être humain la dignité, la liberté et la sécurité. L’islam véhicule des arguments forts en faveur du rôle de l’éthique dans le domaine de la psychologie.
La dernière journée a été dédiée à la synthèse des différents points ayant fait l’objet d’un consensus ou de désaccords entre les participants. Les différentes perspectives apportées par les participants ont grandement enrichi les débats. En effet, les participants étaient des psychiatres, des psychologues, des psychothérapeutes, des savants du texte et des intellectuels, tous directement engagés dans le domaine d’une manière ou d’une autre.
Les participants ont convenu qu’il faudra plus de temps et d’efforts pour changer l’image de la maladie mentale ; ils se sont accordés sur le rôle important que la religion est appelée à jouer pour mettre en évidence et aborder les problématiques liées à la santé mentale, la nécessité pour les professionnels musulmans d’enrichir le domaine de la psychologie et l’intégration des maqasid ash-shari`a dans le domaine de la psychologie.
Suggestions formulées à l’issue du séminaire :
1. Le besoin d’une voix musulmane dans le domaine de la psychologie :
Historiquement, la contribution des musulmans à la psychologie ne saurait être niée ; on constate toutefois une absence assourdissante de voix musulmanes en ce domaine. La recherche et la participation doivent être encouragées, non seulement pour faire la critique de la psychologie occidentale mais aussi pour apporter une contribution significative, fermement ancrée dans les principes islamiques.
2. Le besoin de traduire et de rendre disponibles dans les langues occidentales les travaux de grands savants et intellectuels musulmans.
3. Une formulation de la psychologie qui soit humaine dans ses buts et divine dans ses origines.
4. L’élaboration d’un contexte approprié pour l’échange des idées, des recherches et des réflexions produites par les professionnels musulmans dans ce domaine.
5. La formulation d’une stratégie pour accompagner et planifier le développement futur du domaine de la psychologie.
Ajouter un commentaire