Quelle éthique et quels enjeux pour notre visibilité?

MODERNITÉ, PRODUCTIVISME ET HYPER-VISIBILITÉ DE SOI

 

Au Nom du Dieu unique, du Très-Clément et du Très-Miséricordieux

De tout temps, les sujets humains se sont montrés soucieux de leur visibilité, et sur le fait d’être reconnu. Et très souvent, philosophes et sociologues lient la question de la visibilité à celle de la reconnaissance et de la paix sociale. Les enjeux de la visibilité́ sont complexes et comportent plusieurs versants : urbain, citoyen, éthique, affectif, économique et spirituel. Cela invite à poser la question de nos valeurs, de celles des sociétés modernes, cela interroge la question des signes et de l’expression du religieux dans des espaces publics perçus comme laïcs et sécularisés.

Visibilité, reconnaissance et vivre ensemble

Le vivre ensemble n’est possible que dans la reconnaissance, et la reconnaissance n’est possible qu’à travers la visibilité́. C’est le philosophe Paul Ricœur qui lie la visibilité au processus de la reconnaissance qui doit s’exprimer de la voie active (se reconnaître) à la voie passive (être reconnu). Si nous l’appliquons à travers la reconnaissance d’un lieu de culte, il se construirait selon ces trois temps :

  1. La reconnaissance comme identification pour l’Autre. La visibilité du bâtiment et de son architecture symbolique lui permet d’être identifié en tant que lieu de culte par ceux qui n’appartiennent pas à la communauté́. Le lieu identifié et reconnu en toute transparence permet la confiance, base de toute relation sociale
  2. Se reconnaître soi-même. C’est dans ce climat de confiance que les croyants se (re)trouvent et se reconnaissent légitimement dans leur croyance. Cela conduit au respect et au droit qui fonde le juridique
  3. La reconnaissance mutuelle. C’est être reconnu par l’ensemble de la société́ comme une institution qui participe pleinement au fonctionnement du social. La reconnaissance sociale se traduit par l’assentiment et permet l’estime mutuelle, indispensable au vivre ensemble

Et réciproquement, le refus de la visibilité et le déni de ces trois modes de reconnaissance correspondent aux trois types de mépris générateurs de conflits : la suspicion, la stigmatisation et la déconsidération qui viennent remplacer la confiance, le respect et l’estime mutuelle.

Visibilité, invisibilité et éthique

Toute société, tout système de croyance adoptent des stratégies de la visibilité et de l’invisibilité qui expriment leur éthique et leur compréhension du monde. Rien n’est visible ou invisible en soi, c’est l’homme qui, dans sa manière d’être en relation avec le monde, rend ceci visible et cela invisible.

Il faut bien comprendre qu’on peut rendre visible quelque chose qui concrètement ne l’est pas. C’est le rôle du signe, du symbole ou de la commémoration qui sont là pour rappeler ce qui n’est pas là, ce qui n’est plus là ou ce qui n’est pas immédiatement perceptible.

Comme on peut rendre invisible quelque chose qui est pourtant là et qui est souvent trop là. Et rendre invisible, ce n’est pas faire disparaître, c’est cacher intentionnellement sa visibilité, la dérober du regard. Cela peut correspondre à des choix de vie et/ou à des rapports de domination.

Les valeurs de la société postmoderne qui voudraient ignorer la mort tentent de la rendre invisible autant que possible en cachant, par exemple, ses cimetières derrière de très hauts murs ou en faisant disparaître progressivement toutes les processions mortuaires. Cette société rend donc invisible une réalité incontournable car difficilement conciliable avec ses valeurs matérialistes et individualistes.

Ainsi, en fonction de son projet éthique, la société ou le groupe décide de mettre en avant certaines choses en les rendant visibles ou de les mettre en retrait en les rendant invisibles. La question de la visibilité est donc intrinsèquement liée à la question des valeurs.

Visibilité et rapports de domination

Notre société de la marchandise valorise et rend visible tout ce qui la sous-tend. Elle « visibilise » surtout ce qui fonde la société productiviste centré sur la production et la consommation, qui idolâtre donc le travail et le consumérisme. C’est donc une société qui n’admet, ne valorise et ne « visibilise » que l’individu-travailleur et l’individu-consommateur.

Ainsi on « visibilise », lors du journal du 20h, ce syndicaliste, accessoirement musulman, qui n’est qu’un gréviste dans un combat légitime dans notre société du travail. Cette même personne musulmane qui revendique dans sa commune son lieu de culte et ses convictions est par contre perçue comme un perturbateur soupçonné d’intégrisme.

Autre exemple : on s’offusque de la visibilité trop provocante de ces quelques rares minarets dans notre beau paysage français mais on ne dit pratiquement rien sur les imposantes opérations marketing qu’organise la grande distribution lors du mois béni du Ramadan, exhibant fièrement dans ses rayons toutes ses marchandises : de ses pâtisseries orientales aux tapis de prière, des dattes fraîchement importées aux petits ouvrages religieux !

D’un côté, on veut rendre invisible ce qui symbolise la présence d’une foi et d’une communauté (le minaret), de l’autre on rend visible le Ramadan de l’individu-consommateur. Et peu importe, s’il s’agit de la même personne musulmane qui, dans les deux cas, tente de vivre sa conviction. Car ce qui est rendu visible ou invisible, ce n’est pas la personne.

C’est sa manière d’être au monde : on « visibilise » et valorise l’individu-consommateur et on « invisibilise » et discrédite le croyant. L’enjeu de la visibilité, c’est l’enjeu de l’éthique qui s’exprime, souvent à travers des logiques de domination.

Modernité, productivisme et hyper-visibilité

À ses débuts, la société industrielle ne considérait que le travailleur à qui on donnait que le minimum, juste ce qu’il fallait pour que la machine à produire puisse fonctionner. Puis lors de l’avènement de la société de la consommation, le travailleur est aussi devenu le consommateur, celui qu’on flatte et qu’on séduit. Celui qui permet que la « Sainte-Croissance » économique se pérennise.

Et dès notre jeune âge à l’école, puis en permanence dans nos médias et lors de notre vie professionnelle, on nous inculque les valeurs de la production économique : la performance, la concurrence, la rentabilité́, le quantitatif et le succès. Mais on nous inculque aussi ces autres valeurs du consumérisme : l’individualisme, la permissivité, le narcissisme, l’hédonisme…

Aujourd’hui, on se rend bien compte que la marchandise surabondante ne produit plus la satisfaction espérée. L’entassement de tous ces objets – qu’on achète aussi vite que l’on jette – envahisse notre quotidien jusqu’au dégoût. On recherche alors une satisfaction non plus dans le simple usage de ces « choses » mais dans la « reconnaissance » de sa valeur marchande et donc dans notre visibilité.

Ainsi ce smartphone n’est certainement pas très différent de sa version antérieure, les fonctionnalités proposées me sont certainement inutiles mais… c’est cher. Et cela suffit ! Ce n’est plus la marchandise et son usage qui importe mais comment elle est évalué et perçue. Et c’est surtout la reconnaissance qu’elle procure suite au regard des autres. À quoi cela sert-il d’avoir une Rolex si personne ne le voit ?

Posséder ne suffit plus, il faut le faire savoir, le mettre en scène. C’est le culte de la visibilité à travers les marques, les modes, les téléréalités et cette omniprésence des réseaux sociaux. Dans le monde de la marchandisation et du profit, l’enjeu de la visibilité est aussi un élément central.

Si la révolution industrielle a introduit la société du travail et si le fordisme a permis la société de la consommation, le dépassement de la société de la marchandise et de l’avoir est celle du spectacle et du paraître. C’est le monde de l’égo et de Narcisse. C’est le culte de la visibilité de soi.

La domination du productivisme a mis l’Homme au service de la marchandise et a entrainé une dégradation de l’être vers l’avoir, puis de l’avoir au paraître. Et la société du paraître n’est qu’une réponse à la frustration de l’avoir. Aujourd’hui ce qui importe le plus, c’est être visible et tirer prestige de ce qu’on a.

C’est l’aliénation de notre être qui, à travers ce jeu de la représentation et de l’apparence, est pervertie car cela nous conduit à vivre sur le registre presque exclusif du Moi qui finit par nous déposséder de toute notre intériorité. Nous vivons dans la société de la visibilité imposée qui nous pousse à exhiber notre Moi pour nous sentir exister pleinement : c’est le culte de soi, c’est l’existence par délégation dans le monde virtuel d’Internet, c’est la société du spectacle.

C’est aussi la société de l’hyper-visibilité, d’une hyper-visibilité souvent médiatisé. Le philosophe Berkeley disait qu’« être, c’est être perçu. » Ce serait ainsi l’autre qui, en me percevant, en me reconnaissant, me conférerait une existence.

À partir de cette vision de l’être, on comprend les inquiétudes que peuvent susciter cette musulmane qui décide de se couvrir et de se dérober au regard de l’Autre. Si pour l’Autre, « être, c’est être perçu », donc se couvrir c’est pratiquement nier sa propre existence !

Et notre société́ moderne du spectacle et de l’image instaure cette domination sans limite du visible : seul semble compter ce qui s’affiche (souvent à l’écran) et ce qui captive le regard. Nous vivons aujourd’hui dans la tyrannie de cette hyper-visibilité́ qui n’en accepte pas d’autres.

Cette exacerbation du visible entraîne très logiquement une hypertrophie du Moi extérieur, et un appauvrissement du Moi intérieur. Car trop de visibilité tue nécessairement l’intériorité.

L’incitation à la visibilité́ de soi, l’importance donnée à son image, le culte de la vitesse et la dictature de l’urgence qui envahit notre quotidien se conjuguent pour réduire la part de disponibilité́ intérieure en chacun.

L’enjeu de la visibilité dans nos sociétés contemporaines, c’est l’enjeu de l’intériorité et de la protection de son espace intérieur pour préserver son être. C’est la présence du Sens contre la dictature des apparences.

Mépris et déficit de visibilité

Mais si cet excès de la visibilité que nous impose cette société de la marchandise tue notre être, les stratégies politiques et institutionnelles d’« invisibilisation » liée aux questions des rapports de domination provoque le mépris et crée le conflit.

Car paradoxalement, nous subissons à la fois cette sur-visibilité de la société individualiste de l’avoir et du paraître mais aussi un déficit de visibilité lorsqu’on ose exprimer ou revendiquer ses propres valeurs et sa différence.

La revendication d’une visibilité́ est souvent pensée comme une lutte pour la reconnaissance ou pour l’égalité des droits. Mais elle est d’abord et essentiellement cette volonté légitime d’échapper aux trois types de mépris cités plus haut : la suspicion, la stigmatisation et la déconsidération.

Le sentiment diffus et légitime d’être « mal aimé », jamais respecté, toujours pointé du doigt est général dans notre communauté. Face aux injonctions d’invisibilité qui parsèment dorénavant notre quotidien de la rue à l’école, de nos lieux de travail ou à travers de nouvelles lois discriminatoires, les musulmans finissent par réagir de trois manières différentes :

Première posture : La rupture et le repli. Le musulman stigmatisé change la perception qu’il a de lui-même, de sa communauté et de sa place dans la société́. Incapable de réagir au discours dominant qu’il le stigmatise, il se sent assiégé, la communauté est son refuge et l’Autre est le danger dont il faut se protéger. Cette perception le conduit vers une situation de repli sur soi et/ou sur sa seule communauté surtout lorsque sa société finit par le transformer en véritable déviant. Il exprime alors cette posture de la visibilité exacerbée qui vise la rupture.

Seconde posture: L’adaptation dans l’intégration. C’est la posture inverse. Toujours dans l’incapacité de répondre au martèlement du discours dominant, le musulman prend acte de sa situation de faiblesse extrême et décide d’« adapter » sa visibilité aux injonctions du discours institutionnel. Il exprime alors cette volonté d’une visibilité de l’adaptation conciliante qui renonce à son propre universel afin d'être accepté dans l'universel de l'Autre. Les oppositions flagrantes entre les valeurs qui fondent l’Islam et celles de la société moderne et marchande sont occultées ou minimisées. Certaines prescriptions islamiques et les signes qui les accompagnent doivent donc devenir invisibles pour espérer la reconnaissance du dominant. C’est l’intégration des musulmans au dépend de la visibilité de leur Islam et de leurs valeurs. Car c’est d’abord l’« intégration » d’une communauté affaiblie qui prime.

Troisième posture: La résistance et la réforme globale. Le déficit de visibilité́ peut conduire à un sentiment d’indignation, à une prise de conscience de soi et des valeurs qu’il faudrait rendre visible mais aussi des logiques d’« invisibilisation » du discours dominant. Cela se traduit alors par une visibilité de la résistance qui doit conduire à cette réforme globale tant nécessaire.

Car, face aux logiques marchandes d’une hyper-visibilité de l’égo qui détruit notre être, ce qui est posé n’est plus seulement la question de la visibilité d’une communauté mais bien la présence et l’épanouissement de valeurs qui combattent ces logiques au-delà même de sa propre communauté.

ISLAM, LA VISIBILITÉ POUR RÉVÉLER L’INVISIBLE

Au Nom du Dieu unique, du Très-Clément et du Très-Miséricordieux

Entre un déficit de visibilité qui produit le mépris et une hyper-visibilité de l’égo qui détruit notre être, entre une laïcité qui s’annonce islamophobe et ces logiques marchandes qui envahissent notre quotidien, il nous faudra bien trouver le chemin de la sérénité et de l’apaisement. Et en fait, cette dialectique de l’apparent et du caché, du visible et de l’invisible, du concret et de l’abstrait sont des constantes dans l’Islam.

C’est ce qu’exprime le verset suivant :

« Voici le Livre qui n’est sujet à aucun doute. C’est un guide pour ceux qui ont conscience de Dieu ; (3) ceux qui croit à l’invisible, qui s’acquitte de la Salât et qui effectue des œuvres charitables sur les biens que Nous leur avons accordés ; ceux qui tiennent pour vrai ce qui a été révélé à toi (Prophète Muhammad) et à tes prédécesseurs (autres prophètes) et qui croient fermement à la vie future. Ce sont ceux-là qui suivent la voie tracée par le Seigneur ; Ce sont ceux-là qui connaîtront le vrai bonheur. » Coran S2V2-3

Nous sommes donc la communauté qui croyons et vivons avec l’invisible, et toute notre vie terrestre, notre voie du Bonheur est de rendre visible, apparent et concret notre croyance à l’invisible, aux cachés et à ce qui peut apparaître comme trop abstrait.

La voie du bonheur que décrit le verset ci-dessus, c’est donc faire « apparaître » notre croyance à Dieu (Invisible) et notre croyance à la vie future par des actes visibles tels que la Salât, ou par des actions concrètes, telles que les œuvres de bienfaisance.

Toute l’éthique islamique est toujours dans cette dialectique permanente entre le révélé et le caché. Et souvent, le révélé est d’abord dans ce qui est caché et la Vérité est toujours dans ce qui est, au delà de ce qui parait.

Et parfois, il faut même cacher/dépasser ce qui apparaît (l’extériorité, le visible) pour révéler et pointer notre attention sur ce qui est caché (l’intériorité, l’invisible). Nous donnerons pour exemple ces deux cas : l’acte de bienfaisance et la prescription du Hijab.

Quand je fais un don, l’éthique islamique voudrait que cette action se fasse de la manière la plus discrète possible, la moins visible. Car au-delà de l’acte de la main qui donne et au delà de l’acte social de solidarité et de justice envers le nécessiteux, c’est l’élan invisible d’un cœur pur qu’il faut préserver de l’ostentation.

Cacher ce qui vous apparaît (donner) pour protéger et vivre l’essentiel, ce qui ne vous apparaît pas mais qui fait ce que je suis : un cœur sincère.

Il faut donc révéler et faire vivre l’invisible (la foi) par des actes concrets et visibles (le don). Mais il faut se protéger des apparences et des tromperies de cette visibilité car l’essence (ou l’essentiel) est toujours dans ce qui n’est pas visible (le cœur) et dans ce qui apparaît comme abstrait (l’élan du cœur et une foi pure).

Nous avons donné l’exemple du don mais nous retrouvons des logiques équivalentes dans la prescription coranique du Hijab. Dieu dit :

« Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants de ramener un pan de leurs voiles sur elles. C’est le meilleur moyen pour elles de se faire connaître et d’éviter ainsi d’être offensées. Dieu est Plein d’indulgence et de compassion. » Coran S33V59

Il est donc dit que le Hijab a été prescrit aux musulmanes pour « se faire connaître et d’éviter ainsi d’être offensées ».

Donc l’objectif principal du Hijab est de s’identifier, d’apparaitre en tant que musulmane. Être visible, être reconnu pour se protéger et être protégé.

Cela peut paraître paradoxal que Dieu demande de se couvrir, de se cacher pour se « faire connaître ». Comment peut-on se cacher pour être plus visible ?

En fait, on se cache (et on se protège) des tromperies du paraître et du visible pour attirer l’attention sur les réalités moins visibles de son être et des valeurs que l’on porte. On ne se voile pas pour disparaître mais pour faire apparaître son être. Et c’est cela le « se faire connaître » cité dans ce verset coranique.

Cette manière d’apparaitre est donc là pour dire :

"Je suis musulmane et fière de l’être. Les valeurs que je porte font que je ne vous mentirai pas, que je ne vous tromperai pas, que je ne vous trahirai pas. Vous pouvez me faire confiance.

Cela veut dire que je suis une personne qui connait l’importance de son être, de ses valeurs et que je suis une personne qui refuse d’être comprise comme un objet ou un jouet. Donc ne m’utilisez pas et ne jouez pas avec moi.

Cela veut dire que je voudrais que ne vous me considériez pas comme n’importe qui, que je voudrais que vous compreniez que je veux me différencier en me dé-marquant de cette apparence qui trompe.

Mais cela veut aussi dire que je me présente à vous et que je voudrais que vous me connaissiez. Si je cache mon corps, c’est pour apparaître, c’est pour me faire connaître dans ma réalité vraie, c’est pour entrer en relation avec le monde.

Et, moi, ce n’est pas mon corps ni d’ailleurs ce tissu qui le couvre, ce n’est pas ce qui vous (ap)paraît mais c’est mon être, mes convictions. Donc ma visibilité est essentielle pour moi, car elle me permet d’être… D’être avec vous, d’être avec Dieu."

Et le verset continue pour affirmer que cette visibilité sera une protection : « …se faire connaître et d’éviter ainsi d’être offensées. »

Et la première des offenses qu’on peut faire à la femme (et à tout être humain) est la non-reconnaissance de son être, de son identité de sujet.

Prenons, par exemple, la question du viol qui n’a rien à voir avec la sexualité comme on pourrait le croire. Le viol est une violence qui utilise la sexualité comme une arme mais qui a pour objectif de nier l’intimité de la victime et sa valeur de sujet. Le viol est un acte de haine qui exprime un rapport de domination. C’est d’abord cela.

Et dans toutes sociétés – où la femme est déconsidérée dans son être comme trop souvent dans les sociétés musulmanes ou parfois considérée qu’en terme d’objet-marchandise comme dans les sociétés occidentales – toute femme, voilée ou non, est susceptible de subir ce type de domination violente.

Et la première des protections (mais certainement pas la seule), c’est d’abord sa manière d’être et de se présenter qui prévient toute volonté de domination :

"Je ne suis pas un objet ni un jouet et je suis véridique et honnête. Et ma relation avec vous peut se faire sur la base de la confiance et du respect.

Ce type de relation que je veux établir avec vous, je veux le faire savoir. Je veux que vous sachiez cela. C’est ce qu’exprime ma manière de m’habiller, c’est ce qu’exprime ma visibilité que Dieu me demande d’accomplir.

Je serai donc exigeante envers moi même dans ma manière de me comporter avec vous. Mais j’attends de vous la même chose. C’est cette attitude de la valorisation de mon être et de la considération que je vous porte qui sera notre véritable protection contre tout rapport de domination. C’est ce message que j’adresse d’abord à moi-même puis à vous."

Et un message doit être exprimé, annoncé à tous. Il doit être visible. On nous parle souvent de pudeur quand on parle de la question particulière du Hijab. Alors que la pudeur est loin d’être une question spécifique à la femme.

En réalité, le hijab est d’abord l’outil qui combat un rapport de domination que subit la femme dans sa vie sociale.

Le Hijab cache le paraitre pour dévoiler l’être. Il cache le corps pour dévoiler les valeurs. Il veut construire les rapports sociaux sur la base de la considération mutuelle et non pas sur celle de la domination perpétuelle.

C’est l’émancipation de l’être dans la société du paraître. C’est pour cela qu’il est, aujourd’hui, considéré par certains comme subversif. C’est en fait la subversion de la visibilité qui impose de l’Être face à la dictature du paraître.

La question du Hijab est certainement, dans ce pays, le cas le plus emblématique quand on traite de la visibilité de l’Islam. Mais les logiques sont les mêmes lorsqu’on aborde toutes les autres questions liées à la présence de l’Islam sur notre sol.

L’Islam apporte du sens dans une société qui le refuse, il veut rendre visible la croyance à l’invisible et il nous encourage à dépasser l’apparent quand il pervertit notre capacité à discerner la caché. C’est en cela que la visibilité de l’Islam dérange.

Et, ici, il faut le préciser une nouvelle fois c’est la visibilité de l’Islam qui est réellement interrogée et beaucoup moins celle des musulmans. Certes, la visibilité de « l’étranger », de « l’indigène », de « l’immigré », du « beur », de « l’africain » ou du « musulman » a toujours posé problème dans cette société moderne qui ne sait que « supporter » ou « tolérer » la différence mais rarement « l’accepter ».

Mais nous sommes dans tout à fait autre chose lorsque le « musulman » décide de se revendiquer de l’Islam dans sa manière de vivre et dans sa manière de comprendre sa réalité. Car au delà de sa couleur de peau, de son origine, ou d’une mémoire historique différentes, c’est dorénavant la référence en son for intérieur à un universel abstrait et différent lié à des pratiques spécifiques, quotidiennes, visibles et concrètes qui posent problème.

C’est pour cela que l’islamophobie n’est pas qu’une variante de plus des différents racismes existants : xénophobie, antisémitisme, négrophobie… C’est beaucoup plus que cela. C’est d’abord deux référentiels englobant qui prétendent à l’universel et qui s’entrechoquent :

o L’un qui a décidé de mettre Dieu en dehors de tout pour finalement mettre l’Homme-objet au service des relations marchandes ;

o Et l’autre qui place Dieu au centre de tout pour mettre l’Homme-témoin au centre de la création.

L’enjeu dorénavant ne doit plus être de chercher à éviter le débat ou d’ignorer les profondes différences que cela impliquent. L’enjeu c’est de faire en sorte que cette rencontre et/ou cette confrontation des convictions se fassent, mais dans la paix et dans le respect mutuel.

De plus en plus, les institutions politiques et médiatiques pointent du doigt les pratiques musulmanes les plus visibles mais ce qui est réellement remis en cause, c’est bien le référentiel islamique qui, lui, est fondamentalement basé sur la croyance, sur l’intime et sur l’intériorité.

Ainsi, dénoncer la visibilité de certaines de nos pratiques ou même vouloir la réduire, c’est tenter de nous rendre invisible aux yeux des autres. Or l’Autre est indispensable à notre cheminement, c’est dans le débat et dans la confrontation avec l’Autre que nous retrouvons nos repères. Dieu l’exprime ainsi dans ce verset :

« Si Allah ne repoussait pas les Hommes les uns par les autres, il y aurait partout le chaos sur la Terre, Dieu est plein de bonté pour les Hommes. » Coran S2V251

C’est pour cela que remettre en cause notre visibilité, c’est en quelque sorte détruire cette boussole qui permet d’orienter le cheminement de notre être, dans notre rapport à Dieu et dans notre rapport au monde. Cela conduit nécessairement à des cœurs sans repère.

Et des cœurs sans repère, c’est le gouvernail sans boussole, c’est l’égarement et la perte. C’est pour cela que le Coran décrit l’égarement à travers la perte de la visibilité. Mais pas la visibilité des yeux, celle du cœur :

« …Car ce ne sont pas les yeux qui s’aveuglent, mais, ce sont les cœurs dans les poitrines qui s’aveuglent. » Coran S22V46

L’égarement, c’est donc notre incapacité à voir l’invisible dans le visible, c’est notre incapacité de s’abstraire des réalités de ce monde, c’est enfin notre incapacité à savoir dévoiler, à savoir se dévoiler pour découvrir et connaître son propre cœur.

L’égarement, ce n’est pas seulement l’égarement des yeux et de l’extériorité aveuglés par le visible et l’apparent. L’égarement, c’est surtout l’égarement du cœur et de l’intériorité qui ne discernent plus l’invisible et le caché.

Est-ce à dire que le visible, la paraître et l’extériorité ne doivent avoir qu’une importance très relative ? Et que la question de la visibilité est en réalité une fausse question ?

Non, car le paraître reste notre jauge qui permet de s’auto-évaluer, c’est cette petite fenêtre qui s’ouvre parfois et qui permet de révéler, à soi comme à l’Autre, une partie de l’état de notre intérieur. Car le paraître nous permet souvent de prendre conscience de l’importance de notre être comme il révèle une partie de notre être à l’Autre.

En nous révélant à nous-mêmes, cela nous permet de nous corriger, de nous éduquer et de progresser. En se révélant à l’Autre, cela permet de se comprendre et d’adapter nos comportements. La visibilité est donc importante pour notre cheminement et pour l’établissement de relations sociales apaisées.

Mais le paraître, l’apparent, la visible doivent permettre de révéler le vrai, autant que possible. Le croyant doit donc s’en emparer et apprendre à le gérer (tout en s’en méfiant) sinon elle tombera sous la direction de l’égo et du Diable. Et le diable est un grand expert dans la gestion des apparences et de la visibilité. Le diable est trompeur parce qu’il rend visible ce qui n’est pas. L’égo est tout aussi trompeur car il se complait et se perd dans le culte des apparences.

L’être ne peut donc pas s’épanouir sans une bonne gestion de sa visibilité. Et c’est aussi en cela que la question de la visibilité est une question primordiale en Islam.

Chez l’Homme, le paraître (le visible) révèle l’être (l’invisible, la conviction, les valeurs) sans jamais se confondre. Comme d’ailleurs les signes de Dieu (le visible, la création) révèle Dieu (l’Invisible) sans jamais se confondre.

Et le cheminement spirituel vers le Très-Haut n’est pas possible sans la prise en compte de Ses signes, à travers notamment la méditation et la réflexion. Comme d’ailleurs l’éducation spirituelle qui n’est pas réalisable sans la prise en charge de notre visibilité révélant notre état intérieur.

Conclusion

Pour conclure, nous voyons bien que la question de la visibilité est beaucoup plus qu’un enjeu social ou politique. Certains de nos imams ou responsables associatifs musulmans qui prônent moins de visibilité pour un prétendu apaisement social ou pour répondre à quelques injonctions politiques devraient prendre garde et se rappeler que cette question est fondamentale et éminemment spirituelle.

Il est vrai que parfois la revendication de la visibilité chez certains de nos frères et sœurs s’apparente à de simples revendications identitaires. Dans cette société du paraître et de la mise en spectacle de nos vies, on voit aussi chez certains musulmans ce culte des apparences. Même si cela se fait à travers l’étiquette islamique, on ne peut que le déplorer. On ne peut pas réduire l’être musulman à son foulard ou à sa barbe ni même d’ailleurs à sa prière rituelle.

Mais il faut aussi dénoncer ces attitudes méprisantes et hautaines que prennent dans la communauté certains de nos « intellectuels » vis à vis de ces musulmans qui, à leur goût, portent des barbes un peu trop longues ou de ces musulmanes qui se couvrent de manière un peu trop voyante. Cette visibilité dite « provocante » exprime un ras-le-bol et un mal-être et la réponse n’est certainement ni dans le rejet ni dans le mépris face à cette manière d’apparaître mais dans la prise en compte de ce mal-être.

Le culte musulman est très généralement un culte visible. Si Dieu l’a voulu ainsi, ce n’est pas anodin. Les problèmes liés à cette visibilité ne sont pas de simples conséquences malencontreuses d’un Islam envahissant qui aurait du mal à « s’intégrer » dans nos sociétés sécularisées, d’un Islam qu’il faudrait vite « adapter » aux injonctions de la modernité. C’est le discours trompeur et dominant largement véhiculé par nos médias et qu’on accepte un peu trop facilement.

Car la visibilité de l’Islam, quand elle dit le vrai, participe de notre intégrité.
C’est cette visibilité qui permet de fonder et de pacifier notre relation à l’Autre comme elle permet de poser nos jalons sur notre cheminement vers le Très-Haut.

Cette visibilité est nécessaire et même incontournable, elle résulte d’une saine compréhension de l’Islam. C’est une revendication juste et légitime quand cette visibilité est d’abord le miroir apaisé de notre être mais elle ne l’est plus quand elle devient une visibilité exacerbée de la rupture ou une hyper-visibilité de l’égo qui ne sont que la réalité d’un mal-être s’exprimant dans le paraître.

Et Seul Dieu est Connaisseur de toute chose.

Yamin Makri

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